Dans Elephant, Gus Van Sant filme la vie d’une série de lycéens, qui sera brutalement interrompue par une tuerie de masse rappelant les évènements de Columbine. Souvent décrit comme nihiliste, refusant toute explication à l’évènement, il me semble au contraire que le film tente non seulement de l’expliquer, mais de donner une réponse à une violence qu'il voit comme une violence des images.
Elephant est en vérité empreint d’une tendresse sincère envers ses personnages de lycéens. Son parti pris est célèbre : plutôt que de passer conventionnellement d’une scène à l’autre, le film les suit longuement pendant leurs déplacements, de l’entrée du lycée à la salle de classe, du terrain de sport aux vestiaires puis à la bibliothèque, de la cantine aux toilettes où on se fait vomir. D’un bout à l’autre de ces vastes plans-séquences, ils sont parfaitement centrés dans le cadre, séparés des couloirs scolaires, de leurs camarades, du reste du monde par le mouvement et par un léger flou. Van Sant filme l’isolement, la solitude extrême de ses sujets, chacun un petit ilôt dans la socialité atomisée de la high school, et on est vite captivé par le silence étouffant de ces longues prises.
Cette tendresse s’étend à tous. On suit d’abord la nerd harcelée par les mean girls de la classes ; une vingtaine de minutes plus tard, on revoit la scène sous l’angle des trois harceleuses. Elles s’amusent, elles humilient, elles mangent un bout de salade et se font vomir en synchronisé dans les toilettes. Elles sont tout aussi seules. Tous jouent, surjouent, pour un regard qui n’est pas là ; on capte des éclats de ces regards qui pèsent sur nos lycéens, celui de l’école et de la violence de son institution, celui de la télé et des magazines people, celui des hommes, celui des camarades,
L’un des lycéens suivis par le film est un jeune photographe, arrêtant les autres lycéens dans les allées pour leur demander quelques photos pour son book. Le film établit un parallèle indéniable, mais souvent négligé entre lui et les tueurs : dans la scène où les meurtriers lèvent leur arme pour la première fois, le photographe, face à eux, sort son appareil. Les deux arrêtent leurs cibles au milieu des couloirs, il les shootent sur place, les figeant à jamais ; de nombreux plans de la fusillade sont filmés du point de vue des tireurs, reprenant précisément ce que voyait le photographe dans les scènes précédentes. Ils font, en réalité, fondamentalement le même acte : fixer à jamais les gens dans leur image. Les tueurs marmonnent qu’ils viennent se venger, révéler au monde la vérité sur l’école, que tous ces cons, le jock comme le loser, la nerd comme la mean girls, sont tous autant des abrutis qui l’ont bien mérité. Le discours des mass shooters est un discours apocalyptique : l’Apocalypse, c’est le Jugement dernier, la révélation d’une vérité sur le monde et l’exécution de la vengeance, et ils s’en font les porteurs, les juges et les bourreaux. Pourtant, tout ce qu’ils font, c’est figer à jamais chacun dans le cliché qu’ils sont. La fusillade est un shooting photo massif, et comme si souvent au cinéma le ratata du fusil auto n’est que le miroir de la rafale ininterrompue de la caméra.
L’entreprise de Van Sant devient alors claire : depuis le début, il nous a montré que ces lycéens ne font que rejouer maladroitement un rôle. Il cherche à construire une autre manière de voir, filmer ces vies sans reproduire la violence du shooting. D’où ces plans longs, calmes, qui filme le vide de tout ce qu’ils pourraient être. Si le long-métrage a si souvent été compris comme nihiliste, c’est probablement parce qu’il refuse de donner une résolution à ses figures. Les nerds, les losers, les jocks et les mean girls n’ont pas des illuminations qui leur permettent de devenir de meilleures versions d’eux-mêmes : ce serait les figer à nouveau. Tout ce qu’il y a, c’est le vide, l’espace infini de ce qu’il pourraient être, qui les entoure à chaque instant, celui-là même qu’ils tentent sans cesse de mettre à distance en surjouant, en recollant à une image imprimée sur un papier glacé de magazine.
C’est, effectivement, un film du néant, de l’insoluble, mais un film profondément optimiste à ce sujet.