La seduction du fascisme.

Le second degré n'existe pas. Depuis des années, on écrit des pages et des pages sur le fait que nos oeuvres contiendraient des sens, des intentions cachées, des critiques de notre société. On ne fait que se mentir à nous-mêmes. L'art c'est nos rêves. Parfois c'est des rêves honteux et on essaie de se le cacher. Mais c'est vain. L'art c'est nos idéaux, l'art c'est nos fantasmes.

"Comprendre l'art en termes de censure, d'expression de soi, d'interprétation c'est démembrer l'art de toutes ses fonctions en tant qu'art. L'art, c'est la surface. L'art, c'est le plaisir. L'art, c'est approuver. Représenter, c'est approuver."

Le second degré n'existe pas.

 


 

Salut.

On a un gros problème. Depuis des décennies, on fait des oeuvres qui tentent de critiquer le fascisme ... et les gens ne les comprennent pas.

Fight Club est un film réalisé par David Fincher sorti en 1999, et devenu presque légendaire entre-temps. On y suit les aventures d'un perso principal sans nom, un type un peu nul, employé de bureau lambda, célibataire, incapable de pécho, qui se retrouve dans un groupe de soutien pour ... cancéreux des testicules. Seulement, il échappe à cette vite castratrice en rencontrant le mystérieux Tyler Durden. Ils créent ensemble le fight club, un club de la bagarre entre mecs, qui leur permet de retrouver leur puissance virile ; et puis le club de bagarre devient lieu de vie, devient groupe armé, devient une organisation masculiniste et terroriste. L'intention de Fight Club, du livre de Chuck Palahniuk au film de Fincher (peut-être moins le film de Fincher), c'était de critiquer les mouvements masculinistes. C'est de critiquer comment ils jouent sur le sentiment d'abandon, de castration des classes moyennes pour les faire plonger dans des délires mégalomaniaques et ultra-violents. Y a cette vidéo qui l'explique très bien. Entre-temps, Fight Club est devenu le film que tous les mecs adorent sans avoir compris que Tyler c'était le méchant. C'est le film où ils voient toute leur frustration représentée, où on donne voix à leur violence, où on la laisse envahir tout l'écran, jusqu'à l'explosion finale de nihilisme, de destruction sans aucun avenir.

Helldivers 2 est un jeu vidéo développé par Arrowhead Games et sorti en février dernier. Vous y êtes plongés dans la peau d'un super-soldat envoyé aux quatre coins de la galaxie se battre contre des hordes de méga-robots et d'insectes mutants de l'espace. On vous galvanise sans cesse à coups de clips de propagande et de messages audio, martelant que vous massacrez pour défendre la mère patrie et apporter la démocratie à ... des insectes. Le jeu est une inspiration directe de Starship Troopers, ironisant sur la propagande de guerre américaine à base de DEMOCRATIE, la déshumanisation complète des ennemis, mais aussi l'envoi des troupes américaines comme de la chair à canon, une cicatrice de la guerre du Vietnam encore bien présente à l'époque du film de Paul Verhoeven. Seulement, le coeur du jeu c'est d'incarner ces super-soldats qui se félicitent après avoir lâché une bombe de deux tonnes qui a détruit l'écosystème d'une petite planète. Et ce roleplay militaire constant, s'il est parfois fait de façon bon enfant, il a aussi encouragé une communauté violemment toxique, qui reproduit les formes de violence et d'humiliation autoritaire qui sont partout dans l'armée. Et puis ... Suffit de faire un tour dans les reviews Steam pour voir que les fachos sont convaincus que le jeu est fait pour eux.

Squid Game est une série réalisée par Hwang Dong-hyuk et sortie en 2021. On y suit les aventures de Seong Gi-Hun, un père divorcé et endetté jusqu'au cou, et sa participation aux Jeux, un série d'épreuves géantes organisées par une bande de milliardaires. Ceux-ci enrôlent des personnes pauvres et désespérées comme Seong en leur promettant de gagner plusieurs milliards de Won ... S'ils sont le candidat parmi les 456 à survivre, puisque bah oui chaque épreuve est mortelle. La série était évidemment une critique du capitalisme, des inégalités béantes qu'il crée, qui pousse nos héros à sauter vers une mort certaine dans l'espoir de sortir de leur vie d'exploitation. Mais aussi de la façon dont les riches se délectent de ce spectacle, et dont la télé se plaît à mettre en scène notre malheur. Squid Game, c'est aussi, maintenant, un vrai jeu télé produit par Netflix. Les balles ne sont plus réelles, mais on voit les candidats s'affronter, exploser, perdre leurs nerfs sur des épreuves stupides dans l'espoir d'améliorer un peu leur vie. Et des millions de gens suivent avec plaisir ce spectacle.

Je pourrais continuer pendant des heures. De Raging Bull jusqu'à Breaking Bad en passant par Peaky Blinders, les oeuvres second degré, critiques du fascisme et du masculinisme qui se retrouvent symboles de ces mêmes fascistes mascus sont un genre à part entière. Bien sur, on peut se dire que les gens sont juste trop cons pour comprendre notre Art. Bon, déjà, c'est du mépris ; et puis, ça nous avance pas à grand-chose. Les gens continuent à se fasciser sur nos oeuvres anti-fascistes. Je préfère étudier une autre réponse. C'est peut-être le signe qu'il y a quelque chose qu'on a fondamentalement pas compris dans le fascisme.

Et c'est un problème. Parce que le fascisme est à nos portes.

 


 

"La conséquence logique du fascisme est une esthétisation de la vie politique."

C'est drôle. Même sans très bien comprendre cette phrase de Walter Benjamin, on a l'impression qu'elle s'applique vachement bien à Squid Game. Dans Squid Game, les participants abandonnent leur vie de galère pour un jeu de télévision esthétisé. D'ailleurs on ne les force même pas. En ça, l'épisode 2 de la série est probablement l'un des plus marquants de ces dernières années. Après le premier jeu, après la mort de la moitié des participants, on laisse à ceux qui restent le choix d'annuler le jeu et de rentrer. Et, évidemment, tous refusent. On les suit retourner à la vie normale. Bien sur, tous galèrent et rêvent de ces milliards de won, parce qu'ils ont des proches à aider, des problèmes qui leur tombent dessus. Mais, plutôt que juste donner un sentiment d'injustice, cette séquence elle nous donne l'impression que ce monde est aléatoire, imprévisible. Seong-Gi est accro au jeu, son seul espoir de s'en tirer. Un des participants, Abdul Ali, refuse de se laisser faire par son patron véreux, le tout tourne à la bagarre, puis à l'accident. Le joueur 001, un petit vieux, ne veut juste pas mourir dans un vaste monde qui l'ignore. A chaque fois, c'est l'arbitraire des frontières, de la police, des règles du jeu, un sentiment de fragilité, d'avoir peur chaque matin de voir surgir la mort par un coup de malchance. On leur propose de revenir. Et beaucoup de candidats ne reviennent même pas avec l'espoir de gagner. Même le pactole ne les sauverait même pas. Simplement avec l'espoir d'échapper au monde extérieur, à sa violence.

Et ils reviennent. Tous.

Bien sur, c'est ce tout qu'on attend. L'histoire ne peut avancer que s'ils reviennent tous. Nous-mêmes, on a lancé la série pour voir le massacre - et on n'attendait que ça. Mais, plus qu'être un simple commentaire sur les spectateurs ("vous voulez les voir souffrir ! hein !"), c'est une affirmation terrifiante sur la psychologie de tous ces personnages. Leur vie en-dehors elle est terrible, mais elle peut durer, elle peut remonter, et ils l'abandonnent pour un jeu absurde, un jeu où ils devront probablement délaisser toute leur humanité pour essayer de survivre, un jeu dont ils n'ont quasi aucune chance de se tirer vivant. Ils ne sont ni cruels, ni sadiques, ni mégalos et sûrs de gagner. Au contraire, la série montre en creux toute la violence du monde extérieur, d'un monde ultra-libéral, toute la violence d'un monde qui ne cherche qu'à détruire les pauvres, jusqu'au plus profond d'eux-mêmes, à détruire la moindre certitude pour qu'ils acceptent la moindre corvée dégradante et mal payée, et sans jamais relever la tête. Alors ils font le choix du Jeu, ils font le choix d'un monde où la violence elle est pire, cruelle, sans pitié. Mais c'est un monde où la violence elle ne surgit pas de nulle part, elle suit des règles, elle mène vers une direction, elle décide d'un gagnant.

C'est un monde où la politique est esthétisée. Tout ce qui fait la vie politique d'un pays : qui vit, qui meurt, qui a accès à quoi, tout ça est réduit à un petit nombre de règles simples, design et sans pitié. Le Battle Royale, c'est toujours une métaphore de ces espaces d'enfermements, de façonnage des individus, de l'école à l'hopital psychiatrique, et dont le fascisme est juste le niveau ultime. C'est même traduit au niveau visuel : on passe du monde écrasant de la ville, des ruelles, des usines, à celui coloré, criard, infantile du Jeu. Et c'est ça qui est passionnant dans Squid Game. C'est la première fois qu'un Battle Royale va jusque-là. Ca fait longtemps que le genre existe, seulement, si les participants se prennent parfois au jeu de la violence, d'habitude on les force à être là. D'habitude on n'osait pas affirmer que des gens normaux, pas spécialement montrés comme des malades ou des suicidaires, puissent choisir d'être là.

On n'osait pas montrer que tout ces gens puissent, en toute conscience, faire le choix du fascisme.

Le fascisme promet un monde violent, déshumanisant, mais un monde avec des règles. Il ne promet souvent pas d'amélioration : il ne promet pas de meilleurs salaires, il ne promet pas de remettre du budget dans la santé et l'éducation, il promet que s'il y a une place, on ne vous la piquera pas. On tape sur les étrangers, sur les trans, sur les homos, sur les pauvres. Tout le monde, en vérité, peut y passer ; mais au moins, ça a un sens. Je pense que le monde de Squid Game était pensé comme une version exagérée du capitalisme, de l'ultra-libéralisme, où tout le monde s'entretue pour avoir le pactole. Mais je trouve que, comme beaucoup de Battle Royale, elle décrit au final beaucoup mieux le fascisme. C'est un monde où la vie politique est esthétisée. C'est un monde où tout le monde abandonne son humanité. Franz Fanon l'a démontré longuement, le blanc abandonne lui aussi son humanité en entrant dans une société raciste. C'est une société où on accepte une violence réglée. Andréa Dworkin a décrit comme les femmes de droite, les tradwifes, elles sont conscientes de la violence du patriarcat, mais elles défendent une place où cette violence elle est limitée, elle savent d'où elle vient. Et Squid Game montre comment on peut choisir ce monde. Il montre comme il exerce un attrait, comme on accepte d'y abandonner nos libertés, notre humanité, pour échapper au monde de dehors. Seulement, le fascisme nous attire aussi. Et après avoir maté 10h de son spectacle montré sous toutes les coutures, on est aussi pris là-dedans. Squid Game a bien critiqué, ça oui ; mais, derrière, en profondeur, il a aussi reproduit cette fascination. Et c'est ça, le piège.

Le fascisme marche à la fascination.

 


 

Il y a un mois, Emmanuel Macron annonce la dissolution de l'Assemblée Nationale, une heure à peine après le résultat des éléctions européennes, alors que l'extrême-droite n'a jamais été aussi haute. La stratégie est claire : il veut se placer à nouveau comme le seul rempart face au Rassemblement National, ressusciter le sentiment qui l'a fait élire en 2017 puis en 2022. Diaboliser la gauche n'a jamais été aussi facile : après les avoir traînés dans la boue pour avoir protesté contre le génocide à Gaza, le moment était parfait pour ancrer durablement les accusations d'antisémitisme. Là encore, si ça marche, c'est parce que l'islamophobie est telle que c'est impensable de défendre un peuple arabo-musulman, même alors qu'il fait face à un génocide, même alors qu'il est aligné en rang d'oignons et emmené dans des camps de torture. L'islamophobie est partout dans cette campagne, c'est l'élément central à chaque élément de stratégie, même quand on n'a pas besoin de prononcer son nom. Seulement, la possibilité de la victoire de l'extrême-droite, elle est là. Ses troupes sont galvanisées dans tout le pays par la possibilité d'une victoire. Elle semble être the alternative à Macron, ce qui offre une excuse parfaite à tous les petits racistes qui ne s'assument pas, qui peuvent se dire qu'ils votent contre Macron et pas, pour un parti raciste, qui peuvent répéter leur mensonge à tous les micros qu'ils croisent. De toute façon, le président a très bien compris qu'il ne peut exister que si l'extrême-droite est forte, qu'il a tout intérêt à la nourrir. Le premier à qui il a annoncé la dissolution, c'est Pascal Praud. Et en vrai on s'en fout qu'il aie pas prévenu d'abord ses ministres : il a surtout prévenu en premier l'éditorialiste star de l'extrême-droite. C'est à eux qu'il a laissé chaque seconde pour s'organiser, pour être fort dans l'espoir qu'il s'en nourrisse aussi. Quitte à les laisser un peu gagner.

Mais les analystes nous rassurent : tout ça, c'est prévu. Macron, il est très intelligent. Parce que même si l'extrême-droite gagne, c'est un cadeau empoisonné. Les gens vont voir que l'extrême-droite, elle ne leur apporte rien. Pas de pouvoir d'achat. Pas d'amélioration du niveau de vie. Juste une continuation de la casse sociale entamée par Macron. Et en 2027, c'est mort pour eux.

Seulement, bah, ils ont peut-être prévu ça, mais surtout, ils ont pas compris grand-chose au fascisme.

Le fascisme n'améliore pas le quotidien des gens. Mais il leur donne un cadre. Pour répondre à toutes les incertitudes, toute la violence désorientante, insensée du capitalisme, il promet une violence cruelle mais organisée, réglée comme une horloge. Il ne promet pas plus de pouvoir d'achat, il promet de la violence contre les noirs, les arabes, les roms, à demi-mots il en promet contre les femmes, les enfants, les trans et les homos, il en promet contre les pauvres et les assistés. Et ça marche. Ca satisfait les gens. C'est se mentir de dire que les gens étaient tous résistants, anti-coloniaux, contre le génocide natif-américain et la conquête de l'Ouest, c'est se mentir de se dire que le racisme et la haine ne prennent pas chez "nous", n'ont pas gouverné les pays des Lumières pendant la plus grande partie de leur existence. Le fascisme possède une réelle façon de gouverner. Le fascisme, lui, il a une solution pour satisfaire les foules, même quand il les saigne pour servir plus d'argent au patronat. C'est ça qu'on évite de regarder en face quand on répète constamment que les élécteurs RN ne sont pas tous racistes, que certains veulent juste du pouvoir d'achat, sont déçus de la gauche. C'est ça qu'on évite en disant qu'ils seront déçus, que le pouvoir est un piège. Parce que c'est terrifiant de voir que le fascisme sait gouverner. C'est terrifiant de voir que ça plaira aux gens d'aller moins bien, d'abandonner une part de son humanité, mais d'être dans ce petit monde cruel, mais ordonné. Pourtant c'est ça qu'on a besoin de réaliser, et de regarder en face, là, maintenant.

Le fascisme ne sera pas battu quand les gens verront la "réalité". Parce que la réalité que les gens voient, elle est subjective. Et le fascisme transforme ce qu'ils voient comme la réalité, comme la satisfaction de leur besoin, comme l'insécurité et la sécurité. Le fascisme marche à la fascination.

 


 

Le 30 novembre dernier, Complément d'Enquête diffusait une enquête-choc sur Cyril Hanouna. L'émission était très, très attendue, même chez les jeunes générations qui regardent moins la télé et préfèrent le mater en ligne, tellement qu'on en a fait péter le site de streaming de France 2. En parallèle, Hanouna dézinguait évidemment le reportage en avance sur le plateau de Touche Pas à Mon Poste. Et pour ça, il avait un nouveau chroniqueur très particulier : Jacques Cardoze ... L'ancien rédacteur en chef de Complément d'Enquête. C'est une ironie que je trouve passionnante. Le rédac'chef de ce qui devrait être un symbole du journalisme d'investigation, sérieux, austère, passe d'un coup à une émission qui est connue elle-même pour être ... un espèce de grand jeu, un jeu constant entre Hanouna et ses chroniqueurs, un jeu souvent cruel, un jeu d'abus et d'humiliation. Même visuellement, on retrouve l'opposition au centre de Squid Game, de l'austérité des reportages de deuxième partie de soirée aux couleurs criardes du plateau de C8. Le sérieux et la vérité ne l'ont pas protégé de la fascination.

C'est que le dernier d'une longue série de gens très sérieux qui se sont convertis peu à peu aux règles du plateau d'Hanouna. Touche pas à mon Poste c'est une émission qui passe ses journées à chier sur la gauche, à inviter l'extrême-droite et à mettre en scène des débats écrits à l'avance pour reprendre les thèmes des fachos. Mais, surtout, c'est passionnant de la voir reprendre ce fonctionnement du fascisme en son sein, cette politique esthétisée, cette violence ouverte où tout le monde y passe et continue de venir. C'est passionnant de voir des figures censées être intellectuelles, prestigieuses, austères y plonger une à une à côté de Bigard. Elles abandonnent tout pour devenir, consciemment, des clowns, des objets de jeu, parce que ça leur permet à elles aussi de lâcher toute leur haine et toute leur bile.

Une fois de plus, le fascisme marche. Et contre toute attente, contre toute idée raisonnable, il convertit les gens les plus sérieux à être jouer les clowns. Parce que le fascisme marche à la fascination.

 


 

L'art, c'est la surface. L'art, c'est le plaisir. L'art, c'est approuver. La fascination que crée le fascisme elle est glaçante. On a beau le dénoncer, on a beau le ridiculiser, les gens continuent à être pris dans son jeu. Seulement, c'est peut-être aussi qu'on le fait mal. C'est peut-être qu'on se laisse prendre à cette fascination nous aussi.

Toutes les oeuvres qu'on a citées elles partent de l'idée que le fascisme ça ne marche pas. Qu'il suffit de montrer la réalité du fascisme, et les gens ouvriront les yeux. Et, du coup ... Jamais elles ne prennent le temps de montrer autre chose que le fascisme. Fight Club se clôt sur l'explosion finale. Personne dans le microcosme de Squid Game n'imagine une révolte, une autre porte de sortie. Seong Gi-Hun va jusqu'au bout du jeu, gagne, et seules les dernières secondes nous laissent entendre qu'il pourrait se révolter. Mais même là, c'est une révolte tout seul, sans jamais l'idée qu'on peut montrer quelque chose de différent qui naît au coeur des terres empoisonnées du fascisme. En fait, on se laisse même complètement embarquer dans la fascination pour cette violence, dans l'esthétisation de cette violence. C'est évident dans les morts spectaculaires de Squid Game, c'est évident dans Helldivers, c'est évident depuis Raging Bull et Taxi Driver, c'est évident comme jamais dans Fight Club, où le film entier est un vidéoclip qui nous plonge dans les fantasmes de l'homme qu'on est censés, apparemment, voir comme le méchant. Représenter, c'est approuver. Si tous ces réalisateurs ne montrent que ça, c'est pas par ironie : c'est parce qu'eux aussi sont pris dans cette fascination. Ces films ne sont pas du second degré : on s'est laissé nous aussi prendre au jeu. L'art est surface. Le second degré n'existe pas.

C'est parce que, même quand on les critique, ces figures elles ont quelque chose de fascinant. En particulier pour nous à gauche. Parce qu'elles semblent les seules qui réussisent à se révolter, dans ce monde gris et terne du conformisme. Et ça fait un bout de temps qu'à gauche on bande grave la révolte. Ca fait un bout de temps qu'on se demande pourquoi tout le monde est devenu un mouton qui ne sait plus se débarasser de ses chaînes, et qu'on s'excite au moindre truc qui permettra à la rage du petit prolétaire de s'exprimer.

C'est un truc qu'on a très bien vu dans les controverses autour du Joker de Todd Howards en 2019. Certains dénonçaient un film qui parlait aux incels blancs misogynes coincés chez eux, tandis que nos bons vidéastes de gauche ne comprenaient pas comment on pouvait y voir un film pour incels. Bah, parce que le fascisme sait très bien parler aux ptits mecs blancs qui subissent toute la journée la violence structurelle, institutionnelle, en leur promettant qu'ils pourront défouler leur haine sur, je sais pas, leur assistante sociale qui comme par hasard est une meuf noire, et puis une random figure qu'ils associent à l'élite. On n'a pas raté tous les signes de violence structurelle : au contraire, on les voit, et on voit qu'ils ne sont pas utilisés ici pour proposer une sortie au capitalisme, mais bien une radicalisation de celui-ci, du patriarcat et du suprémacisme. Ah oui, ça c'est un autre truc : on s'est jamais dit que la haine des élites ça pouvait être récupéré par, je sais pas, une certaine idéologie historiquement importante.

En fait, on va le dire simplement, si on les libère du jour au lendemain, les instincts primaires de la plupart des mecs, ça va être de violer. C'est toujours comme ça qu'ont fini les groupes gauchistes un peu vagues sur "libérer les désirs", des surréalistes aux hippies. Non seulement, en tant que meufs, ces grandes promesses de révolte, elles nous font peur et on a raison ; et puis, on en parlait dans la dernière vidéo, ces violences sexuelles, elles participent aussi à la reproduction de l'état capitaliste et patriarcal. C'est toujours pareil : on s'imagine que le problème c'est les autres, les riches, les flics, c'est eux qui font le capitalisme, et toute la révolte qui vient du petit travailleur paumé elle est saine et pure, jamais il aurait internalisé des mécanismes profondément liés à la reproduction de tout ça, jamais ça serait venu au coeur de ses désirs. Jamais.

La pique sur Bolchegeek va sembler gratuite, en a fait pendant quelques années son axe d'analyse principal : le fameux syndrome Magneto, autrement dit, en fait peut-être que le méchant a en fait un peu raison mais Hollywood nous fait croire qu'il est méchant. Il y a deux, trois cas où le "syndrome Magneto" s'applique bien, mais c'est quand on condamne une violence révolutionnaire. Le syndrome Magneto c'est aussi l'exemple parfait de cette fascination que toute la gauche a pour la révolte, et ce, des commentateurs et youtubeurs, aux politiciens, en passant par les grands artistes, sans jamais se demander si elle peut pas, un peu, être récupérée par le fascisme, sans avoir pris les apports du féminisme et de l'antiracisme et des études du fascisme depuis un bon bout de temps. (Bon, depuis, Bolchegeek a tenté de se rattraper, en intégrant les questions de genre et de race sous un angle mielleux et dépolitisé d'intégration des minorités, puis dans une toute récente vidéo sur les mecs qui pètent un cable qui est pas mal, même si pour être pas mal elle recontextualise toute sa passion pour les mecs qui pètent un câble comme ... un truc un peu bof justement, et ce sans une seconde d'introspection.)

 


 

En décembre dernier sortait Carol et la Fin du Monde, une petite série d'animation produite par Netflix. La série s'ouvre sur un schéma bien connu : les scientifiques annoncent l'arrivée d'une météorite qui fonce droit sur la Terre, sans aucune chance de l'arrêter. Il ne reste que quelques mois à l'humanité. Alors tout le monde se lâche, se met à baiser dans tous les coins de la ville, fait du 200 sur l'autoroute et s'embarque dans des vacances de rêve.

Tout le monde, sauf Carol.

Carol ne sait pas trop quoi faire. Carol s'ennuie, Carol erre, Carol est un peu terrifiée par tout le déchaînement qui l'entoure. Et puis, un jour, Carol découvre la Distraction. Dans un building abandonné, des gens se réunissent et ... font semblant d'être un vrai bureau qui fonctionne. Ils viennent tous les jours pour faire la comptabilité d'un produit qui n'existe pas, puis repartent le soir, sans se parler. A part ça, Carol et la Fin du monde ne raconte pas grand-chose d'intéressant. C'est une série pas très intéressante, créée par un ancien mec de Rick & Morty pas très intéressant et même pas celui dont les gens se souviennent, qui nous raconte qu'on vit dans une société et que les gens vont au boulot pour se distraire de la vie, avec un tout petit peu plus de compassion pour son héroïne que ce dont on a l'habitude.

Mais, malgré ça, le personnage de Carol me restait en tête. Parce que, pour une fois, on avait une histoire qui montraient que nos désirs refoulés ils étaient pas d'une pureté révolutionnaire. On montrait qu'une meuf elle pouvait craindre de cette grande libération des passions et des pulsions. Bien sur, pour Dan Guterman, c'est parce qu'elle faisait partie de ces gens un peu chiants qui avaient besoin de leur petite vie au bureau. Mais moi je la comprenais un peu. Pour une fois, on voyait que, plus que d'attendre le jour où on pourrait tout détruire, certaines avaient plutôt besoin qu'on commence déjà à reconstruire. A recréer des solidarités, des liens, des communautés, pour pouvoir commencer à s'imaginer un futur où on se passe des flics, du capitalisme et de l'Etat, sans être laissées à la merci de la violence fasciste.

Et c'est là que je voulais y arriver. Oui, allez voter, allez voter NFP, et allez faire barrage. Parce que l'extrême-droite au pouvoir pendant 3 ans, ça sera déjà une horreur absolue pour beaucoup d'entre nous. Parce qu'il ne faut pas l'imaginer lâcher le pouvoir en 2027. Parce que l'extrême-droite au pouvoir, il faut la craindre. Mais, surtout, quoi qu'il arrive, n'oubliez pas que la politique c'est pas la révolte. Et je le dis aussi à la moi-même d'il y a quelques temps. Beaucoup, pour pouvoir s'imaginer une révolte, ont besoin qu'on commence à reconstruire maintenant les solidarités qu'on a brisées, qu'on veut voir florir à nouveau. Jle vois dans ce que des meufs trans ont construit avant moi : dans nos commus récentes, y a pas une meuf qui soit de droite. Parce que c'est des commus construites sur l'auto-soutien, l'entraide face au contrôle médical, à violence structurelle et à la transmisogynie.

Jvais rajouter un petit truc ici, parce que les cis penseront que ça veut dire qu'on est déjà heureuses. Quand je dis se battre contre ce qui nous empêche d'exister, c'est contre le contrôle médical et administratif violent qui nous éreinte toutes, c'est contre le patriarcat qui nous écrase, c'est contre le putain de capitalisme qui nous saigne à blanc. Je parle de faire péter des trucs pas de se limiter au care.

Dans l'art aussi, vous avez compris le truc : bandez pas la révolte comme des abrutis. Racontez-nous ce qu'on va construire d'autre.

Que tout ça soit pas utilisé contre les manifs sauvages et les cassages : casser la propriété d'un quelconque patron et s'entraider au sein des mouvements c'est clairement construire quelque chose, c'est clairement apprendre où diriger notre violence et où diriger notre solidarité. En tout cas, la gauche qui nous apprend à coller des affiches une fois tous les 5 ans plutôt qu'à nous organiser, elle nous laisse bien plus à mariner dans notre jus et à délirer sur la révolte que la moindre manif un peu déter. Bien sur, cette distinction elle est jamais marquée comme ça. Déformez juste pas ce que je dis pour dire de la merde. Regroupez-vous. Soutenez-vous, soutenons-nous, parce qu'on arrive dans des temps durs. Faites des trucs. Résistez et gardez espoir.