Il y a quelques jours (quand j'écris ces lignes), Sab Astley écrivait chez IGN que la bulle du AAA avait (enfin) éclaté. La grave crise que traverse l'industrie depuis 2023, avec les licenciements en cascade de plusieurs dizaines de milliers de travailleurs, avait donné la preuve que le modèle du jeu toujours plus gros, toujours plus grand, toujours plus beau n'était plus tenable, que le marché du jeu vidéo blockbuster était plus que saturé. Au-delà des problèmes financiers, le grand public laisse flopper des jeux qui ne pouvaient pas échouer - comment expliquer les mauvaises ventes d'un Suicide Squad, adaptation relativement honnête issue d'une des licences les plus établies du marché, si ce n'est une fatigue générale ? Les gens n'ont simplement plus la même fascination pour le AAA quand ils sont noyés de dizaines de titres chaque année. L'industrie doit se tourner vers des modèles plus petits, plus durables pour survivre, et c'est le changement qu'on verra forcément arriver dans les prochaines années. Parce que le capitalisme est un univers de compétition, n'est-ce pas ? Un univers où les modèles les plus efficaces survivent, et où ce qui n'a pas su s'adapter s'effondre. Pas vrai ? C'est comme ça que ça marche, hein ?
L'heureuse prophétie n'a pas convaincu grand-monde, et je rejoins la réception froide de l'article par beaucoup de commentateurs. Non, l'industrie du jeu vidéo continuera de sucer chaque centime d'argent privé comme public qu'elle peut absorber pour la transformer en projets toujours plus gargantuesques, toujours plus absurdes, broyant toujours plus ses hordes de travailleurs sous des conditions de travail vaguement moins terribles qu'il y a 15 ans ; enfin, ça, c'est si on garde les yeux rivés sur le Nord Global et qu'on oublie sereinement que la délocalisation, dans le jeu vidéo, est un processus déjà largement abouti.
Il existe, bien sur, des modèles plus petits, plus durables, plus efficaces, plus sains pour tout le monde, comme la production Nintendo sait le montrer. Ce sont des modèles vers lesquels on devrait tendre, mais tout ce que les 20 dernières années nous disent, c'est que l'industrie du jeu vidéo fuira ces modèles dès que la vague promesse d'un million-seller apparaîtront au loin. Le seul moyen de tendre vers ceux-ci, ce serait que les travailleureuses du jeu vidéo reprennent du pouvoir sur ce qu'iels produisent et comment iels le produisent, à travers l'organisation, la syndicalisation, la lutte. Et, à mon humble avis, il est parfaitement légitime d'avoir un peu de mépris pour Sab Astley, cadre dynamique d'une boite de production de cinéma, qui s'égare dans les colonnes d'IGN pour nous annoncer que tout va bien, l'industrie va trouver la solution, il suffit de bien rester vissé sur sa chaise et de ne pas bouger, quand la seule façon d'atteindre ses buts c'est de ... se bouger et lutter.
On vit comme dans une société, une société du spectacle, si vous m'permettez, ma bonne dame.
Cela dit, je pense que l'article d'Astley touche un sentiment juste : la formule du triple-A action-aventure a depuis bien longtemps passé sa date d'expiration. Même l'opposition AAA-Indé, promettant un vivier de créativité pour se ressourcer quand on est ereinté de l'énième shooter tonitruant, commence à sembler aussi factice que de choisir entre Républicains et Démocrates : un moyen de nous garder dans un système, de nous garantir qu'il répondra à tous nos besoins, grandeur comme finesse, ambition comme inventivité, dans le confort d'un gaming entièrement disponible sur une seule et même plateforme, toujours placé derrière une marque reconnaissable et signe de qualité. Et ce, alors même que dans le jeu indé le gage nouveauté(TM) semble toujours plus artificiel ; que, plutôt que de laisser des choses nouvelles, étranges, bancales se faire, il cherche à sursignifier la créativité pour se démarquer, multiplie les esthétiques colorées et les B.O. somptueusement arrangée pour un vinyle devant lequel on pourra s'extasier des heures pour oublier un peu mieux le creux qu'il cache. Pour se sortir de la tête le fait que derrière, on nous ressort des formules, des récits, des feels (et des conditions de travail) qui n'ont pas changé depuis 15 ans.
Le moment actuel du jeu vidéo, c'est celui d'une énorme cocotte-minute toujours plus bouillante. C'est celui d'une bulle de plus en plus énorme, de plus en plus fine, mais une bulle dont on sait qu'elle n'explosera jamais, ou plutôt qui explose d'un côté pendant qu'on la restaure tant bien que mal de l'autre, avec des échafaudages bien trop complexes et coûteux et mortels pour ses travailleurs quand on parle d'une putain de bulle de savon. C'est le moment d'une industrie complètement détachée de toute réalité, qui raconte en boucle la même histoire que plus personne n'écoute.
Le jeu vidéo est hanté d'un malaise profond. Un malaise qui hante tout le spectre du gaming, qui hante les nouvelles résurgences du Gamergate, même si elles aimeraient bien le nier ; jusqu'aux fanas les plus distingués d'indé. Un malaise qui s'est désormais infiltré jusque dans nos jeux - un cycle infini, détaché de tout, oppressant, un passé se répétant en boucle et empêchant l'émergence du neuf, est-ce qu'on parle de Nier Automata, d'Outer Wilds, de Deathloop, de Paradise Killer, de Mouthwashing, ou de n'importe quel Soulsborne ?
Cet article se veut proposer un cadre pour comprendre ce moment. De le regarder sans se faire de faux espoirs : le capitalisme ne cherchera à produire rien d'autre que des montagnes de valeur toujours plus faramineuses, toujours plus écrasantes pour ses travailleurs, nous revendant toujours nos expériences un peu plus vidées de leur substance. Mais, d'un autre côté, je ne veux pas peindre l'image d'un jeu vidéo qui sera étouffé jusqu'au Grand Jour : il y a des résistances qui se créent, partout, foisonnant. C'est leur logique que j'aimerais comprendre.
Ceci ne se veut pas une Grande Leçon aux joueurs et aux travailleurs : c'est moi qui nerd sur des petits détails qui me fascinent, qui poste ça dans un petit coin, loin de la grosse chaîne avec pleins d'abonnés, et qui espère que ça éveillera des trucs chez quelques personnes. Enfin, ce cadre est informé par mes lectures de trucs marxistes et d'autres moins orthodoxes au Marxisme ; l'analyse riche et la verve d'une Liz Ryerson qui me donnent envie d'être Moi Aussi une blogueuse (un peu), et une rencontre entre ces petits bouts de théorie et tous les jeux vidéo auxquels je joue encore, et encore, qui commentent et transforment les petites idées que j'ai sur eux, et qui continuent, malgré toute la monotonie du capitalisme, d'éveiller des choses en moi.
Eternel présent.
Astro's Playroom est l'une des vitrines les plus étranges qu'on aie pu concevoir pour Sony. Pré-installé sur toutes les PS5, le jeu nous emmène pour une visite guidée express de la Grande Histoire de la Playstation : on y redécouvre, dans quatre petits niveaux grouillant de vie, les quatre précendentes consoles de salon de Sony, à travers leur design repris un peu partout dans le niveau, les grandes licences qui en ont marqué l'histoire, et les nombreux périphériques, parfois évoquant de petites pointes de nostalgie (pour une quasi-trentenaire comme moi, c'est le micro Singstar, l'Eyetoy, le buzzer de Buzz! Le Grand Quiz), parfois obscurs et méconnus.
Seulement ... Astro's Playroom me vendait tout ce que la PS5 n'était pas. Astro's Playroom est lui-même est un platformer joyeux, mêlant séquences classiques et mini-jeux multipliant les gameplays originaux, exploitant le petit pavé tactile et les capteurs de mouvements de la manette - Astro devenant tour à tour un singe, une fusée ou une bille. C'est une formule d'un temps révolu, qui n'existe quasiment plus dans le paysage console aujourd'hui (outre Ratchet & Clank qui ont le droit à une rapide apparition par console). Astro évoque un Sony multipliant les accessoires pour aller chercher des publics nouveaux, qu'on semble de plus en plus avoir délaissés s'ils ne veulent pas jouer au dernier gros budget en date. Astro évoque le Sony de Vib-Ribbon, de Parappa, de Wipeout, d'Ape Escape, de Locoroco, de Patapon, de Shadow of the Colossus, de Gravity Rush. Il évoque un Sony qui allait chercher des créatifs hors de l'industrie, qui plongeait dans des traditions de design différentes, qui s'en imprégnait pour sortir des propositions novatrices. Il évoque, beaucoup, le Sony de Studio Japan - la division interne responsable de la plupart de ces jeux, division de plus en plus réduite depuis les années 2010, jusqu'à être finalement close en 2021, après avoir pondu Astro's Playroom (1). Le jeu était un hommage à un Sony qu'on venait tout juste de clore officiellement.
Astro me rendait ... triste. Il était tout ce que je cherche dans le jeu vidéo, et tout ce que j'allais si peu trouver sur la console qu'on venait de me vendre.
Le jeu fini, je me faufilais pour insérer enfin le disque d'un jeu complet dans la machine toute neuve. (Oui, c'était Metaphor: ReFantazio.) Mais, en déplaçant le bordel laissé par terre dans la hâte de mettre les mains sur la console, quelque chose me saute aux yeux au dos du grand carton blanc estampillé PlayStation 5®. Comme souvent, il présente quatre jeux estampillés Sony, quatre fers de lance de la console. Il y a The Last of Us 2, God of War : Ragnarok, Spiderman 2 et Horizon : Forbidden West. Quatre suites, quatre "numéro deux" d'une licence phare de la PS4. Mais surtout quatre jeux d'action-aventure, similaires de leur caméra à leur schéma général de contrôle.
La trajectoire de Sony est assez caractéristique de l'évolution que j'essaie de cerner. En l'an 2000, ce qu'est le jeu vidéo est encore une question ouverte. Bien sur, l'industrie est déjà consolidée, les grosses licences sont là, la gestion des exclusivités est un enjeu majeur, et derrière la boite de la PS2 on retrouve les noms bien familiers de Metal Gear Solid, Tekken ou encore V-Rally - et, déjà, on peut remarquer une variété de genres qui s'est perdue.
Seulement, à côté de ça, on multiplie les tentatives d'accessoires, de gameplays innovants pour toucher de nouveaux publics. Et puis, dans ces studios internes, on ramène des gens d'horizons différents, on les laisse cook, on leur demande explicitement d'inventer du nouveau. Le modèle de Japan Studios n'est pas isolé : c'est celui qu'on retrouve dans les divisions internes de Nintendo, de Sega. Et, si tout ça peut sembler produire des bizarreries qui restent dans leur coin, elles ont une influence énorme sur l'industrie. Les jeux les plus étranges ont des échos, en souterrain, jusque dans les productions les plus mainstream, de Jet Set Radio à Vib-Ribbon, quand ils ne deviennent pas des pierres de touche comme Ico / Shadow of the Colossus, ou bien un certain Demon's Souls, autre coproduction où le logo Japan Studios côtoyait celui de From Software. Et, tout simplement, on a une telle prolifération de genres c'est bien grâce à ces laboratoires étranges - où on prototypera le jeu de plateforme, l'arcade racer, l'open-world, le cel-shading, et où on peut même adapter la tech au jeu, où on a eu l'idée de mettre deux bornes d'arcade dos à dos pour que des joueurs timides s'affrontent dans un genre qu'on nommera vite le versus fighting.
Pour vendre une console, on ne vend pas un jeu vidéo qu'on connaît déjà : on doit aussi vendre un futur. Il fallait être la console avec tous vos jeux favoris, mais aussi celle où le nouveau coup de génie se produira. Sony imprimait dans les yeux de son public l'image de Fantavision à côté de celle de Ridge Racer. Le jeu vidéo s'axe autour d'un futur, mais d'un futur ouvert : chaque année, on lance de nouveaux galets, on voit lesquels font des ricochets, des ondes, des vagues.
Puis, peu à peu, Sony change de stratégie. Les productions internes deviennent une préoccupation secondaire ; l'acquisition de blockbusters en exclusivité devient un enjeu de plus en plus central, de plus en plus chronophage. Tous les genres, même l'indétrônable JRPG, semblent s'effondrer face au modèle de l'action-aventure. On finit par nouer des contrats sur des décennies avec certains studios, voire à les acquérir directement ; au fil des années, ce sont eux qui viennent à former le visage de la marque. On délaisse les studios internes, cantonnés à des prods confidentielles sur les consoles portables, avant de fermer. Il y a de moins en moins de genres de jeux : tous les laboratoires un peu protégés où ils se concevaient ferment, et dehors, c'est le far west, pour survivre il faut être sur de vendre, convaincre des investisseurs, raboter sur la créativité, on n'a plus le temps ni les moyens d'innover.
Peu à peu, ce n'est plus un futur ouvert aux possibilités que les Grands du jeu vidéo vendent, mais quelque chose de plus sur, quelque chose que tout le monde connaît déjà, dont on peut chiffrer les ventes. Avec la nouvelle Playstation, c'est tout le gaming que vous connaissez, qui est là, maintenant, au bout de vos doigts, plus réel, plus proche que jamais.
C'est le temps d'un éternel présent.
Jeu vidéo récession.
Je ne pense pas que ce changement était "l'évolution naturelle" d'un médium, qui trouve ses marques en tatônnant puis s'établit sur des fondations solides et ne bouge plus. Bien sur, l'évolution technologique a eu son influence, et le moment où on a atteint une simulation 3D réaliste a amené la fin d'une certaine époque où tous les 6-7 ans, on ouvrait des moyens qu'on n'avait jamais eu avant. Mais, avant cela, il y avait déjà eu un millier d'autres présents dans lequel le jeu vidéo avait pu se fixer ; et, depuis, il y a eu un nouveau millier de futurs que le jeu vidéo a entrevus, mais qu'il n'a pas poursuivi. Et je ne pense pas qu'on puisse tous les mettre de côté par un pur déterminisme technologique.
Alors, oui, en bonne matérialiste, je propose qu'on jette un coup d'oeil du côté de l'économie.
Les conditions économiques ont des effets quasi-immédiats sur notre production culturelle. Mark Fisher notait que depuis les années 90, on ne voyait plus aucun genre nouveau de musique émerger des scènes londonniennes ; ce qui concordait directement avec une hausse des loyers, qui avait rendu bien plus précaire la vie des artistes qui expérimentaient. C'est le même processus de rigidification des codes du jeu vidéo qu'a connu l'industrie au moment où c'est devenu trop coûteux d'innover - il reste une petite place pour l'invention, pour les genres très mécaniques, peu coûteux et facilement déclinables qui font effet de mode dans le jeu indé, du deckbuilder au Vampire Survivors-like.
Dans le milieu de la musique, ce lien quasi direct entre économie et culture est même parfois passé dans le langage courant. Quelques mois après la crise financière mondiale de 2008 a explosé une pop mielleuse, répétant qu'on "va faire la fête ce soir, ouais ce soir" à longueur de refrain, et qui a dominé sans partage les charts pendant quatre, cinq ans. Tout le monde ne semblait plus chercher dans la musique qu'un peu de soulagement, quelques secondes d'échappatoire à la réalité macabre qui nous entourait. Chez les amateurices de musique, tout le monde a déjà pesté contre la recession pop (avant de se demander si quand même, on n'est pas un peu trop hipster, un peu trop loin de la culture populaire, puis de se resservir un Club-Maté en lançant un vinyle de Towa Tei).
Dans le jeu vidéo, cependant, on a du mal à imaginer ces effets. Après tout, on est l'industrie qui évitait la crise, on est l'industrie qui continuait à s'étendre malgré tout. Pourtant, il y a quelque chose qui change dans le jeu vidéo en 2008.
Reprenons. Nous sommes trois ans après la sortie de la Xbox 360, deux ans après celle de la PS3. Le jeu vidéo découvre la HD, et le milieu est en pleine effervescence, et en l'espace de quelques mois sortent des jeux qui, encore aujourd'hui, définissent non seulement ce à quoi le jeu vidéo ressemble encore, mais aussi les sensations du jeu vidéo, what it feels like, pour les décennies à venir : Gears of War établit le schéma de contrôle à la troisième personne, Assassin's Creed la fluidification du mouvement, Uncharted les piliers narratifs de l'action-aventure moderne, un mix d'éléments qui sont encore la formule essentielle du triple-A d'aujourd'hui.
A côté, la Wii et la DS cartonnaient, et on y expérimentait des choses, on y créait des nouvelles licences, des choses encore asummément étranges et goofy qui seraient, pour certaines, encore là aujourd'hui. Même le gaming HD a entrevu des voies différentes. Jouer à Half-Life 2 aujourd'hui, ou même à un Dead Rising, c'est entrevoir des futurs complètement différents qui auraient pu exister pour le jeu vidéo - mais qui n'ont pas vraiment pris au-delà de leurs suites.
Et puis, en 2008, ça s'arrête.
Et on ne pense plus qu'à une chose : consolider.
Ubisoft décide peu à peu qu'Assassin's Creed est sa formule, établissant l'open-world consommé ville par ville, les contrées lointaines (et les fameuses tours radio) comme les bases, non pas d'Assassin's Creed, mais de chaque jeu qui devrait se raconter. Même marginalement, Bethesda considère le design des Elder Scrolls non comme celui d'un jeu, mais comme une formule qu'on appliquera telle quelle à Fallout. A partir de là, chaque genre qu'on tente de ressusciter sera ramenée comme une saveur saupoudrée sur la formule de l'action-aventure : avec Mass Effect, Bioware adapte les dernières bribes de CRPG dans un action-aventure au déroulement (et aux thèmes) bien dans les clous. Deus Ex: Human Revolution ranime l'immersive sim uniquement pour lui faire cracher deux-trois systèmes qui pourront agrémenter le schéma classique du TPS. Même Journey est la "formulaïsation" d'un Ueda : d'une aventure saisissante par le silence qu'elle impose, la difficulté à la réduire à une série de thèmes et à la raconter, on passe à une formule parfaitement reproductible, calibrée dans les termes de l'aventure intérieure racontée par le voyage en Orient que nos yeux entraînés à l'orientalisme sauront parfaitement saisir. Jenova Chen s'empressera d'ailleurs d'expliquer en détail dans différents papiers et reduite en petits mots-clé comme le flow.
C'est aussi l'avènement d'une vision bien précise du game design, celle qui ne tardera pas à donner Game Maker's Toolkit, et qui tente de réduire toute la variété d'expériences interactives et narratives ouvertes par un medium encore naissant à une série de Grandes Règles qu'on peut suivre pour faire un Bon Jeu. C'est la consolidation de l'idée du Gaming, du Jeu Vidéo unique, ce présent éternel qu'on répète, encore et encore, en s'en rapprochant toujours un peu plus, en le rendant toujours un peu plus réel.
Et, année après année, jour après jour, de toutes les manières de jouer à un jeu, d'interagir avec une machine, de tenir une manette, de se déplacer dans un espace, de toucher un monde virtuel, de rythmer une partie, de peupler un monde, on s'en contente d'une seule.
C'est là qu'on voit, aussi, une différences avec des industries comme celles du cinéma et de la musique. Dans les deux cas, des scènes locales peuvent exister, et maintenir vivantes et financièrement stables des visions différant de l'hégémonie au niveau international (même si ça ne veut pas toujours dire que c'est franchement subversif). Dans le jeu vidéo, malgré des efforts, bien peu de scènes sont auto-suffisantes, il faut être présent sur le marché international, et on tend vers cette vision de l'unique "Jeu Vidéo", au lieu des jeux vidéo. S'éloigner des standards condamne souvent à être dans des scènes réjouissantes mais très petites, et soumises à une grande précarité.
L'émergence de l'action-aventure open-world comme gagnant de cette grande mêlée des genres n'est évidemment pas neutre. J'en ai déjà parlé en long et en large : c'est un format qui repose sur l'idée d'une contrée exotifiée, orientalisée, ramenée "plus réelle que jamais" dans un présent et en même temps stérilisée, incapable de dire quoi que ce soit. Le genre qui reste, c'est celui qui nous place dans la relation la plus instrumentale avec son monde ; une relation dans laquelle la plupart des joueureuses, millenials trentenaires et désillusionnés, Gen Z précaires découvrant que les promesses de la vie de classe moyenne se sont bien vite étiolées, ne peuvent plus se projeter. On s'en lasse.
Cyberpunk 2077 est l'aboutissement du jeu vidéo des années 2010. C'est le Cyberpunk 2077 décrit par Tim Rogers, celui qui mêlera tous les systèmes, open-world, shooter, RPG, immersive sim ; celui qui ira dans le setting ultime du jeu vidéo, le cyberpunk ; le jeu qui voulait être le Jeu Vidéo Ultime, le jeuvidéo le plus VIDEOGAME(TM) qui aie existé.
Même en oubliant le tollé à sa sortie en découvrant un jeu à peine fonctionnel, même en se tournant vers les reviews les plus revues, corrigées, rehaussées, la réception de Cyberpunk n'a jamais été à la cheville de ce qu'il aurait voulu être. Parce que Cyberpunk voulait être le futur, le futur aujourd'hui. Or, quand il est arrivé, il était déjà un présent, un présent qui se répétait depuis longtemps.
Il est probablement impossible de dire si la crise de 2008 et la récession financière ont été une des causes directes de ces transformations. Cela demanderait un travail de recherches, d'interviews que je n'ai tout simplement pas ici. C'est surtout le moment, au fond, où se dégage l'idée du triple-A, où chaque jeu devient too big to fail. Alors on se rabat sur ce qu'il y a de plus conservateur : chaque nouvelle année vient nous apporter plus de gaming. Toujours plus de déclinaisons de ce même feel défini il y a 5, 10, 15 ans, avec toujours plus de nouvelles décorations, de fioritures. Mais peut-être que derrière tout ça se cache aussi la spectre de la récession, la peur déjà en 2008 de se rater sur un truc et de se voir plongé dans le reste du marasme économique. La peur, aussi, du jour futur où le jeu vidéo aura fini d'être le petit miracle économique, où le marché aura atteint sa majorité et où tout ce qui pourra l'attendre, c'est ce qui attend tout marché sous le capitalisme, tout marché dont le principe essentiel est de devoir grandir, s'étendre à jamais sous peine de mourir : l'effondrement des taux de profits. La crise déjà annoncée par un vieux barbu en 1867.
J'aimerais affirmer que le gaming depuis 2008 est un gaming de récession. A partir de là, c'est le même genre de célébration mielleuse qui s'est imposée comme la seule chose qu'on pouvait raconter dans le jeu vidéo : le gaming c'est ce soir, oui c'est ce soir, viens faire la fête ce soir. L'industrie capturait ce besoin d'oublier tous nos problèmes et de célébrer ensemble le gaming. Faute aux délais de productions, le changement a été moins net qu'à d'autres endroits, Nintendo a encore eu le temps de nous offrir un Miyamoto jouant du pipeau sur scène, mais il est arrivé, dans les productions, dans les façons de penser le jeu.
Depuis, nous, le public, on a changé. Mais l'industrie, elle, façonnée par la récession dans un moment fondateur, semble n'avoir appris qu'à faire ça. Dans le jeu vidéo on se réveille tous les matins enfermé dans une fête éternelle, qui commence chaque matin à 10h et s'étend toute la nuit, à laquelle plus aucun être humain n'est convié, peuplée simplement de profils et de consommateurs-types. Un gaming qui tente anxieusement de capturer, encore et encore, le miracle du jeu vidéo, de peur qu'un jour il nous glisse un jour entre les doigts ; un gaming qui s'est incarné dans le feel de l'action-aventure, dans sa sensation de Pouvoir et de Contrôle immédiat sur le Monde qui ne capture plus grand-chose de ce qu'on vit aujourd'hui ; un gaming qui finit par capturer nos imaginaires dans un présent éternel, une nouvelle fin de l'histoire sur laquelle on bute sans cesse, et dans laquelle plus personne ne se reconnaît.
Un gaming hanté par le futur inévitable de la crise.
Comme on aimait encore le déclarer à l'E3 il y a quelques années:
le futur, c'est maintenant.
Une chambre à nous.
Le premier Easter Egg était déjà une "chambre à soi".
En gros ? On en est à 24 000. Sans compter les 175 d'Ubisoft San Francisco. Mais bon, ça vient tout juste de sortir. Sur la période 2023-2024, on compte 24 000 licenciements dans le jeu vidéo à travers le monde - bon, surtout en Europe / Amérique du Nord, puisque c'est quasi uniquement là qu'on tient les comptes, et que le travail de celleux qui font les jeux est assez protégé pour pouvoir tenir des comptes anyway.
Cela dit, cet article ne cherche pas à expliquer les raisons de ces vagues de licenciement. Elles sont simples : des actionnaires à la vue courte ont investi des milliards en voyant le jeu vidéo décoller pendant le Covid, l'industrie s'est lancée sur des centaines de projets, et puis ... les gens ont fini par ressortir de chez eux et par jouer moins. En vérité, les profits n'ont même pas disparu - c'est la croissance qui est juste moins grande qu'espérée, et c'est plus simple de mettre des humains à la rue que de rogner sur les dividendes promises aux investisseurs. Ce n'est pas la "crise des imaginaires", le "jeu vidéo de récession" qui ont coupé des postes, et ce n'est pas un remède-miracle que je pourrais concocter sur un blog obscur qui leur rendra leur travail, si seulement Tim Sweeney et Yves Guillemot me lisaient.
De l'autre côté, la crise des imaginaires couve depuis bien plus longtemps. Les conditions pour innover, c'est tout simplement avoir à boire, à manger, un peu d'espace, un peu de temps et quelques transistors, et des conditions de vie assez décentes pour que les humains aient envie de se regrouper, de bricoler, de créer ensemble. Le fond du sujet de ce long article, le grand drame que j'essaie de tisser, c'est simplement que ces conditions nous ont été peu à peu retirées. On nous retire notre chambre à nous. Dans un avènement planétaire du libéralisme, ces conditions-là ne pouvaient exister durablement que dans des petites poches protégées par des grands patrons convaincus qu'il y avait là une étape indipensable pour créer un marché juteux. Les labos ont donné leurs résultats, le marché est établi, les poches ont été vidées ; créer se fait dans la souffrance, les différences entre chaque jeu se font de plus en plus petites, et le Dixième Art stagne dans une image d'Epinal du gaming soigneusement composée, à laquelle on n'apporte désormais plus que les plus petites touches.
La crise du profit lui amènera peut-être de nouvelles nuances, mais elle est ne sera probablement pas son aboutissement, l'apogée qui en apportera la solution. On le disait en début d'article : le capitalisme tiendra bon (ouf !), le triple-A continuera probablement sur la même lancée, s'installant dans cette alternance entre crise et réinvestissements qui n'est, au final, que le cycle de profits habituel du capitalisme que Karl Marx décrivait déjà, y compris avec toutes les vies brisées que chaque nouveau tour produit.
Mon but, aussi, n'est absolument pas de peindre un tableau complètement fermé, ou la crise absorberait toute résistance. Au contraire, elle est toujours obligée de reprimer une force qui a tout instant travaille à la défaire : le fait que les jeux sont faits par des vrais gens. C'est ça qui sauve les jeux vidéo, qui fait que je continue autant à y jouer, des franges les plus obscures au triple A : c'est tous les moments où les personnalités, les individualités, l'esprit et la volonté de communiquer qui anime les gens derrière les jeux continuent à briller à travers l'écran. (Après tout, un media, c'est d'abord un outil médiation de nos expériences, une façon de les reformuler pour les communiquer à nouveau.) Elles n'ont pas disparu, et mon propos ici c'est pas de dégager les trois quarts de la production vidéoludique pour dire qu'elle est bonne à jeter à la poubelle : c'est de dire qu'on y canalise la créativité humaine dans 2-3 formules, qu'elle est obligée de se cacher derrière pour ne plus poindre qu'à quelques endroits, qu'on nous apprend à désirer ces formules plus qu'à désirer parler de nous, de nos expériences, de nos sensations, de nos jouissances, et puis même si vous voulez pas c'est ça qui vend, alors marchez droit. C'est ça, qu'au fond, j'ai envie de voir se délivrer, et de voir fleurir. C'est l'objet de cet article, et en même temps, si je me trompe sur les façons de le délivrer, tant mieux : je n'ai de leçons à donner à personne, j'essaie de parler de ce qui m'attriste et qui m'excite, de le partager et de l'exciter peut-être chez d'autres, vous pouvez y être réceptif ou pas, haïr chacun de mes mots et vous construire en opposition, mais si ça vous fait quelque chose, si ça vous a donné un chemin ou un autre pour aller chercher un truc dans les tripes, alors j'aurais réussi. Tout ce que j'essaie de dire ici, c'est pas des grandes règles, c'est des observations, c'est que dans des temps comme les nôtres, j'ai tendance à remarquer que, quand ces résistances prennent le dessus et réussissent à produire quelque chose qui nous semble unique, cette résistance se fait selon une logique différente.
Je pense qu'il est nécessaire de comprendre cette crise des imaginaires pour comprendre les différents mouvements, les transformations qui traversent notre moment. Je pense qu'il est aussi nécessaire de la comprendre pour déceler les résistances.
Le GamerGate.
J'aimerais avancer que cette crise hante le discours du "nouveau" GamerGate. Je ne veux absolument pas dire que les raisons profondes de l'existence du Gamergate sont autre chose que la misogynie, le racisme, l'homophobie / transphobie, le proto-fascisme essentiel à notre société libérale, flatté dans le sens du poil par le marketing, la presse et le contenu des jeux vidéo depuis, globalement, ses débuts. Mais eux aussi ressentent la crise des imaginaires. Eux aussi ils en ont marre de toujours jouer au même jeu d'action-aventure, au même Call of Duty. Ils ne les défendent même plus comme il y a dix ans contre une menace fantasmée : ils les détestent, ils descendent conscienscieusement chaque nouveau blockbuster, convaincus que tout est désormais dominé par les Wokes. Ils sont conscients de la crise, mais ils refusent tout ce qui change un peu la donne, toutes les petites pointes de réflexivité, de queerness qui secouent un peu les vieilles formules, tout ce qui pourrait compromettre leur identification aux promesses des grandes marques, l'identité gamer qu'on leur a façonnée, plongée dans le déjà-là du jeu vidéo. Alors ils y apportent juste juste, en bon fascistes, la réponse nécrophile : pour que la créativité arrête de nous manquer, il faut annihiler toute créativité, toute vie à un cadavre qu'on fait tenir debout comme une marionnette, il faut tout transformer en une bouillie nécrotique telle que l'est Stellar Blade, un gloubi-boulga d'inspirations qui se neutralisent assez entre elles pour ne plus vouloir rien dire.
L'indé.
Le malaise de la crise des imaginaires hante tout autant le gentil gauchiste fan de jeu indépendant. De notre côté, le joueur moyen pour lequel se construit un jeu est un trentenaire au milieu de sa mid-life crisis, qui réalise qu'il a bien trop investi de son temps, de son identité même autour du jeu vidéo, et qui a besoin que le jeu vidéo soit à la hauteur. Alors il cherche le jeu qui, du premier coup d'oeil, comble ses angoisses, l'assure qu'il a investi sa vie dans une valeur sûre, clairement Importante, indéniablement Artistique.L'industrie de l'indé a parfaitement compris son segment. Elle a appris à produire des jeux poétiques, des jeux littéraires, des jeux artistiques, quoi que ça veuille dire ; des jeux qui sont inspirés de Lovecraft et de Nabokov, de Kubrick et de Tarantino, ou d'un quelconque autre probable violeur ; des jeux dont on pourra dire, du premier coup d'oeil, qu'ils sont indéniablement artistiques, indéniablement autre chose. Des jeux qui rassureront, en quelques mots, quelques images ces craintes existentielles. Pour nous servir en fond les 3 mêmes formules, les 3 mêmes soupes narratives que depuis le trio Rogue Legacy / Braid / Dear Esther. Cela contente parfaitement le joueur d'indé : au fond, cela fait déjà longtemps qu'il n'a pas de discussion profonde au sujet d'un jeu indé, qu'il a du reculer quelques instants devant un objet qui l'avait troublé au plus profond, passé des heures à aligner des mots pour essayer de se rapprocher de ce truc qu'il n'arrivait même pas à définir ; il le considère simplement comme un large catalogue à apprendre pour le ressortir à l'envie, de tête, avec des mots-clés déjà tout préparés pour lui, pour montrer sa culture tout en prouvant que sa culture est Légitime.
Ce n'est pas pour dire que le jeu hors AAA n'est pas aussi le vivier d'un milliard de merveilles ! En quelques mois, j'ai joué à Mouthwashing, 1000xResist, In Stars and Time, Lorelei & The Laser Eyes, Anthology of a Killer, Thirsty Suitors, Norco, tant d'autres dont j'oublie les noms, tant d'autres dont je n'ai surement même pas entendu parler. J'admettrai que le réinvestissement de XBox dans le jeu indé, avec l'ouverture du Game Pass, est peut-être aussi ce qui s'est le plus rapproché d'une brèche dans la logique ; mais ça a duré quoi, 3, 4 ans ? Et puis on est revenus Call Of, on a viré tout le studio derrière Hi-fi Rush et fait des coupes un peu partout ailleurs et on a recentré la stratégie autour de trucs moins "weird".
Plus généralement, c'est se voiler les yeux de se dire que le fonctionnement de l'indé ne va pas exactement à l'encontre de ces jeux-là. L'indé, c'est l'intégration à l'industrie d'un segment flottant de tout le jeu vidéo qui existait en dehors. Pour exister, il avait besoin que le triple A émerge comme monolithe, et que le financement de projets sortant des clous devienne une exception notable : qu'on entre dans ce temps de présent perpétuel. L'industrie indé ne favorise plus la nouveauté, si tant est qu'elle l'aie jamais fait : dès que quelque chose marche, sa formule est décortiquée, chaque nouveau buzzword qu'on en extrait est transformé en un élément érogène qui saura autant exciter les investisseurs que les acheteurs à sa simple mention. Elle favorise de nouvelles combinaisons de mots-clé, assemblés dans le vide le plus absolu. Les grands noms de l'indé sont aussi toxiques que les autres, les gens qui organisent les grands collectifs d'indés tant encensés sont aussi ceux qui, derrière les portes, font des powerpoint avec marqués en large "on veut faire des PUTAINS DE BONS JEUX (une nouvelle combinaison de mots-clé et des sauts avec un coyote time parfaitement calibré) et ceux qui ne sont pas d'accord (pour bosser soixante-dix heures par semaine sur mon projet à moi fait dans ma tête) avec ça n'ont qu'à se barrer". C'est la même engeance de connards que partout, qui n'oublient pas d'ailleurs de nous rappeler qu'ils sont des "développeurs expérimentés dans l'industrie".
Ce qu'on appelle "l'indé" c'est ça. Bien sur que la créativité y subsiste, principalement dans les marges, avec 30 reviews sur Steam, au fond d'une page itchio, attendant d'être pick up par quelqu'un avec de l'argent, mais c'est absurde de les mettre dans la même catégorie. Regrouper les quelques foyers de créativité et le sommet qui tourne en rond sous une grande bannière de "l'indé", ça ne sert qu'à nier les divisions violentes qui traversent tout ce qui se fait hors du AAA et à pinkwash la scène, offrir sur un plateau cette image de dernier bastion de créativité pour les charognards qui en tirent les profits en portant l'originalité des autres comme le dernier parfum à la mode.
Au final, le du fan d'indé s'identifie autant avec son précieux jeu vidéo que le gamer ; c'est toujours une identification à un produit, une brand loyalty qui aboutit à la même chose : un jour, ce bon patron les mobilisera pour écraser les voix des gens un peu trop aux marges qui les menacent. GamerGate comme "indé" sont les pompiers du jeu vidéo comme industrie, des réanimateurs à bout de souffle tentant désespérément d'injecter quelques gouttes de vie dans le cadavre d'une industrie.
Pourtant, il se passe quand même quelque chose dans les dernières années. Mais quelque chose qui ne ressemble pas à une innovation. Ou bizarrement. Après une décennie de "l'action-aventurisation" de tout, toute une foule de genres semblent renaître du passé : d'autres genres se mettent à reprendre une place sur le devant de la scène, le JRPG fait son retour en grandes pompes, à travers le remake de Final Fantasy 7 et le dungeon-crawling très old-school de Persona 5 et Metaphor:ReFantazio ; pendant que du côté indé, les écrans sont envahis par une nostalgie de l'époque PS1, allant chercher pas seulement un filtre low-poly gadget mais l'utilisant pour retrouver des thèmes qu'on laissait de côté, des architectures et des esthétiques arides qu'on ne se permet plus, un rapport à l'image plus mystérieux.
Etonamment, l'innovation ne se fait plus par de la pure nouveauté, mais par des passés qui ressurgissent, qui transpercent le fil du temps pour venir perturber notre présent qui tourne en rond, des morts qui surgissent pour troubler la vie éternelle.
Alors peut-être qu'il faut essayer de passer de l'autre côté. Du côté de la mort. De faire mourir le jeu vidéo, d'en devenir les croque-morts, et de voir ce qui fleurit à sa place. Je ne le dis pas comme une lutte future ; je le dis comme une meilleure façon de comprendre son présent.
Le comeback du passé.
A ce moment de l'article, je dois avoir l'air ronchonnante et aigrie. Pourtant, cet article ne se veut pas pessimiste. Au contraire, ce sont des périodes qui me fascinent.
A l'aube des années 2000, le monde est parcouru d'un même frisson, l'impression qu'un bouleversement majeur se prépare. Pourtant, tout est calme. Rien ne semble bouger. La vie quotidienne semble toujours plus banale, le monde dégagé de tout conflit, que ce soit à l'échelle internationale où à l'intérieur, même à l'échelle la plus intime. Mais c'est sur, quelque chose se prépare. Quelque chose d'un peu terrifiant, quelque chose qu'on ne peut pas nommer, le bug de l'an 2000, la singularité ou je ne sais quoi, qu'on attend, avec appréhension - mais aussi avec impatience. Récemment j'ai découvert August in the Water, qui semblait être la clé de tant d'oeuvres y2k qui m'ont fascinée, tout en ne donnant aucune réponse, parce qu'il ne me donnait aucune réponse. On y suit trois grands ados, traînant sur les toits de l'école, vaquant à leurs activités de club, entendant à la radio qu'une météorite s'est écrasée non loin de là, non même, deux météorites, à quelques minutes d'intervalle, ce qui semble presque impossible. Ils savent que quelque chose va se passer ; que quelque chose va tout bouleverser, jusqu'au niveau moléculaire, quelque chose que le film lui-même ne réussira pas à nommer, qui se tapit juste là dans l'ombre. Et pourtant, ils n'ont qu'une sorte de fascination, une attente presque fébrile pour cet élément / évènement mystérieux qui se dessine.
La raison de ce frisson, c'est pas simplement l'attachement des humains à un chiffre un peu arbitraire qui va passer sur une date pleine de zéros ou une fascination naïve pour l'informatique. On est à l'époque où l'on annonce fièrement être arrivés à la "Fin de l'Histoire" : l'URSS vient de s'effondrer, le monde est en majeure partie unifié sous le capitalisme libéral, chaque gouvernement a appris à gouverner en libéraux modernes, à montrer à sa population que le bonheur, le travail, la petite maison, la voiture, la vie de famille, était là, à sa portée. On promet au monde un présent heureux éternel. Pourtant, quelque chose cloche. On entend, de plus en plus fort, les voix de celleux qui ne peuvent pas accéder à ce bonheur ; même dans le Nord Global, de plus en plus de gens en sont exclus. On entend, aussi, la pile de traumas produits pour se conformer à cette société, celle des institutions, de l'école, de la société, de l'hétérosexualité, du suprémacisme. La réalité atroce qui couve sous ce petit bonheur gronde de plus en plus fort, fait irruption brutale dans la réalité par-ci par-là. On ne se reconnaît plus dans ces histoires de bonheur de classe moyenne répétées ad nauseam, les liens sociaux semblent de plus en plus factices, de plus en plus délités ; dans la culture des années 90, comme dans le jeu vidéo de la récession, rien ne se passe, mais pourtant, quelque chose se prépare.
Les moments de crise des imaginaires sont peut-être les périodes les plus punks. Parce que c'est l'imaginaire hégémonique qui est en crise. On ne se reconnaît plus dans les grands récits qui nous parlent d'être une petite famille, de travailler, d'avoir des enfants et d'oublier la politique au-delà de ça, toutes les identifications hégémoniques s'effondrent ; les histoires qui jaillissent sont celles qui font exploser ces identifications, ces récits, ces croyances, les laissent en mille petits morceaux qu'on ne peut plus recoller, qu'on n'a même plus envie de recoller. On se met à trouver du réconfort dans cette fragmentation, de la fragmentation des personnages d'Evangelion à celle du son strident et des identités multiples de l'hyperpop ; une fragmentation qui, au final, décrit bien mieux notre quotidien que quoi que ce soit d'autre.
Je ne cherche pas à faire de l'élitisme, à surintellectualiser : au contraire, ce qui me fascine c'est que dans ces périodes ces oeuvres fragmentées sont celles qui sont populaires, qui sont adoptées par tout le monde, même quand on n'arrive pas à mettre des mots dessus, qui résonnait en moi même quand j'arrivais pas à mettre les mots, à comprendre quoi que ce soit de cohérent dans la fin d'Evangelion.
On est dans une de ces périodes de crises. Dans un de ces moments où la "créativité, "l'originalité" sont systématiquement transformées en formule par l'industrie pour en extraire autant de valeur que possible, essayer de maintenir en vie ses grands récits. Ca tombe, en vérité, très bien : le sentiment qui cherche à s'exprimer dans notre culture, c'est précisément celui de la fragmentation, ces tentatives de survivre dans un monde où l'on ne peut plus se reconnaître dans les grands récits, où la Gen Z réalise qu'elle n'aura jamais accès qu'à un travail précaire, une crise du logement et des liens sociaux défaits, pendant que sa patrie soutient un génocide en son nom. Et ce sentiment se fraie un chemin. On n'est pas dans une période où le jeu vidéo est nul, inférieur, ou ne veut plus rien dire sur notre monde, bien au contraire. Simplement, ce sentiment de fragmentation, il ne peut pas s'exprimer à travers les vieilles catégories bourgeoises de l'originalité et du génie créateur ; pour saisir ce qu'il se dit, en comprendre le langage, il faudra les abandonner (tant mieux). Ce n'est pas parce qu'un système englobe tout qu'il est impossible de résister au sein de celui-ci. Il faut juste adopter une grammaire différente.
Prenez, tiens, Nier:Automata. Je pense que c'est le contre-exemple qui me serait le plus facilement donné : est-ce que ce n'est pas, justement, le résultat d'une grande créativité ? L'enfant de moyens démesurés et d'une sensibilité poétique typiquement japonaise qui vient ressourcer le monde du triple-A ? La preuve que l'originalité et l'Art avec un grand A est encore une valeur de mise dans le jeu vidéo ? C'est une description de Nier:A complètement à côté de la plaque. Le jeu est la continuation d'un post-apo développé depuis Drakengard, qui s'est développée en réaction très directe au 11 septembre, que le jeu référence déjà à l'époque, alors que Yoko Taro affirmera clairement que NieR est la suite d'une réflexion sur la War on Terror. Pas grand-chose de traditionnellement nippon. NieR:Automata, de son côté, offre une parodie burlesque très ouverte sur l'action-aventure triple-A, ses thèmes, ses codes narratifs, remettant à chaque instant l'idée que celui-ci puisse raconter la moindre histoire qui aie un quelconque poids. La mécanique de respawn classique du jeu vidéo est réinterprétée ; quand notre avatar androïde meurt, sa conscience est copiée de façon parfaite dans un nouveau modèle façonné par un distributeur de machines pas loin. Cette cyclicalité remonte au niveau narratif : les mémoires de nos héros, leurs sentiments sont des processus copiés et recopiés ; leur vie, leur mort, leurs combats sont des éternelles répétition sans aucun poids. Le jeu vidéo tel qu'il est ne peut plus dire grand-chose sur notre monde. Nier:A n'est pas l'enfant d'une créativité typiquement japonaise, il se construit très explicitement en réponse à des évènements, à des formes culturelles qui ont secoué le globe, tout en commentant aussi sur la position contemporaine du Japon bien ancré au sein de cette globalité. Nier:A n'est pas l'accomplissement d'un génie artistique, il explore un monde où le génie artistique qui unifie le monde dans un grand récit ne peut plus exister, où nos récits sur l'Humanité et la Guerre qui nous réunit sont en orbite complète, détachées de toute réalité, laissant derrière eux des personnages échoués, à l'identité à la dérive, se fragmentant lentement. Un monde où le "génie artistique" est constamment derrière un masque, peut-être qu'il n'est plus que le masque lui-même, le masque d'Emil crispé dans un sourire éternel cachant un traumatisme irréparable.
(Bon, et le récit redevient droitard sur la fin, mais on en reparlera une autre fois.)
Je prends NieR:Automata parce que c'est l'une des références les plus communes, mais on pourrait répéter cette démonstration tant de fois. Dans chacun des jeux que j'ai cités en intro, Outer Wilds, Deathloop, Mouthwashing comme Dark Souls, on entend les échos de ces mêmes angoisses. Au milieu de notre cocotte-minute géante, on vit une période d'ébullition folle, on voit des zones de résistances se former partout. Les marges du jeu vidéo en sont remplies : les scènes alternatives, expérimentales, queer foisonnent, pas comme des espaces de liberté un peu chelou, mais remettant souvent très précisément en question les présupposés du jeu vidéo de manière acerbe et marquante ; des espaces qui se caractérisent beaucoup, sans grande surprise, par le fait qu'on y tient souvent les mannettes de travers, que nos écrans ne nous renvoient plus d'image aussi claire, quand on y tient encore des mannettes et qu'on y regarde encore des écrans. Des chaînes comme Hazel, Zeph & Ramo, Maraganger et tant d'autres, chroniquent une nostalgie nouvelle, pas la nostalgie du rétro-gamer qui utilise son savoir comme patrimoine, mais celle du nerd qui ressuscite des vieilles oeuvres pour y voir de nouveaux présents, de nouveaux futurs qui auraient pu être et qu'on peut encore ouvrir. L'organisation des travailleurs et les luttes syndicales sont au coeur de cette résistance, pas seulement au niveau du travail ; comme des membres du STJV le formulent souvent, il s'agit aussi de changer comment les jeux vidéo sont produits, qui s'y exprime et qui exécute ; d'en modifier toute l'épistémologie (quel genre de vérité pourra y être dite) pour que puisse s'y exprimer d'autres futurs, tous les mondes qu'on crée dès qu'on met quelques humains dans une pièce avec les moyens et le temps pour le faire.
Simplement, ces résistances ce font au milieu d'une vaste suppression de ce que peut être le jeu vidéo, peu à peu réduit à un type d'histoire, expérimenté devant une même machine, à travers une même manière de tenir la manette. Alors elles émergent de manière déchirante, absurde, anachronique et réjouissante. A travers des oeuvres qui nous marquent en nous brisant quelque chose en nous, en déplaçant notre sens de l'identité et toutes les temporalités qui l'entourent, un temps d'oeuvres pour les freaks et les dérangés. Enduisons-nous joyeusement de ces oeuvres, savourons-les en les laissant nous pénétrer, tard le soir, avant de repartir sur le piquet de grêve.
On vit au coeur d'une crise de l'hégémonie. Plus aucun des vieux grands récits ne semblent coller, aucun nouveau ne semble émerger. L'aura de la récupération des luttes féministes et antiracistes par "l'inclusivité" semble s'estomper, le grand massacre rituel de l'Autre au Moyen-Orient ne réveille plus la cohésion nationale et la fierté civilationnelle d'antan, tous les poncifs libéraux s'effondrent, la campagne de Kamala Harris semble n'avoir été qu'un long creux que les démocrates tentent désormais de combler avec les idées les plus réactionnaires ; tout ne laissant un terrain bien vague pour qui ne succombe pas à l'extrême-droite. Ainsi, ma perspective n'est pas bêtement optimiste : le récit qui sort de tout ça, ça pourrait bien être celui du fascisme. Mais c'est le moment où des milliers d'autres récits tentent de se formuler, résistent à l'étouffement. Et pour les entendre, il faut passer de l'autre côté des idées de créativité, d'originalité, peut-être se glisser dans une certaine complicité avec la mort.
Le jeu vidéo des années 90 avait été presque une exception à la règle : en embrassant un futur ouvert, elle était restée ouverte à toutes ces nouvelles vagues d'affects qui essayaient de se formuler. C'est ce passé légèrement punk, surement très idéalisé qui nous hante encore aujourd'hui, qui fait aussi du JV un des lieux où on rêve encore de raconter autre chose. L'industrie ne nous l'offrira pas magiquement : c'est à travers les luttes, les luttes au niveau du travail, les luttes au niveau de la culture que ce quelque chose d'autre pourra advenir.
Etouffées, ces luttes surgissent à des endroits précis, d'une façon brutale et traumatique. Un peu comme l'assassinat du patron de UnitedHealthcare, une brèche soudaine ouverte par une colère légitime qui n'a pas trouvé les organisations, les autres façons concrètes et durables dont elle aurait pu transformer le monde. A chaque fois, ces accès de violence sont accompagnés de jugements sévères, c'est là une réponse non marxiste(TM) à l'aliénation et la violence du capital qu'il faut condamner. Tout ce jargon ne sert pas à grand-chose : ces faits existent, ils sont le résultat de temps étouffants, où la résistance ne trouve que ces formes à prendre. Les jugements moraux ne nous avancent à rien, il y a simplement à reconnaître ces surgissements comme les bouts de résistance qu'ils sont, à y voir des liens pendants, qu'on doit patiemment retisser, dans la théorie, dans nos oeuvres, dans nos syndicats, nos partis, nos orgas, pour essayer de reconstruire des images de futurs plus accueillants.
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(1) Pour être précise, Astro est crédité à la Team Asobi, qui faisait partie à l'époque de Japan Studio. A la fermeture de ce dernier, la Team Asobi est gardée en interne par Sony, passant ensuite sur le développement d'Astro Bot.