En finissant Silent Hill 2 pour la première fois il y a quelques jours, à travers son remake sorti l'année dernière, je me suis dit qu'il ne passait pas loin de dire quelque chose d'intéressant sur la maladie.
C'est une réflexion qui peu sembler presque incongrue, tant Silent Hill 2 se soucie peu de la maladie. Ca vient probablement du fait que j'ai eu une expérience un peu particulière du jeu : à la fin de l'aventure, parmi les plusieurs "fins" possibles, j'ai directement eu la version In Water, un peu plus complexe à avoir. (Pour le contexte, selon votre comportement dans le jeu, celui-ci choisira entre l'une des plusieurs endings - il s'agira la plupart du temps juste d'une cinématique différente après avoir battu le boss final.)
Pour remettre en quelques mots le décor : dans Silent Hill 2, James Sunderland, trentenaire à la barbe grisonnante et au regard infiniment perdu dans le vide, reçoit une mystérieuse lettre de sa femme, Mary, pourtant morte il y a trois ans. Elle lui demande de la rejoindre à Silent Hill, bourgade perdue et plongée dans la brume où ils avaient passé de beaux jours ensemble. (Celle-ci, entre-temps, a évidemment été placée sous une malédiction et envahie par des monstres.)
Après de longues errances dans des sous-sols en ruines peuplés de créatures humanoïdes, des errances qui semblent fort souvent une projection de l'esprit de James, fouillant dans ses souvenirs les plus profondément enfouis, on découvre - et James semble redécouvrir avec nous - qu'il avait tué Mary de ses propres mains. Celle-ci, atteinte d'une maladie qui la rongeait peu à peu, consciente de sa mort prochaine et inéluctable, laissée de côté par l'hopital qui la soignait, semblait avoir supplié James de la tuer. Ce qu'il finit par se résoudre à faire. James avait été attiré à Silent Hill par Maria, troublant double de Mary qui tente de faire oublier celle-ci à James. La fin In Water nous montre un James rongé par la culpabilité, qui ne trouve de paix que dans le suicide. Les derniers instants du jeu nous délivrent les derniers mots de Mary, confirmant la certitude de sa mort et sa résolution face à celle-ci, libérant James de la culpabilité qui l'avait pourtant fatalement tué.
Avec cette conclusion, Silent Hill 2 semble être un récit complexe sur la maladie au sein d'un couple, l'acceptation progressive du décès par les deux conjoints, les remords, les regrets, la rage face à la séparation brute, irréversible de la mort.
Mais tous ces thèmes me semblaient désespérément absents du reste du jeu.
La relation avec Mary ne manquait pourtant pas d'une profondeur qui aurait pu être explorée au fil de l'histoire. Dans sa lettre, elle raconte comme l'annonce de sa mort prochaine l'a mise dans un état de révolte intenable, l'a poussée à s'isoler, à blesser ses proches, James, et toute l'amertume qui accompagne ses derniers intants. Il y a une réelle ambiguïté à explorer, le mélange indiscernable de haine, d'amour, de renoncement et d'espoir qui ont pu se mêler quand James a tué celle qui semble un amour inoubliable. On comprend vite que Silent Hill 2 se déroule uniquement dans l'esprit de James, ou en tout cas, à travers ses yeux, à travers ses projections cauchemardesques ; mais même s'il ne met qu'indirectement en scène l'histoire de Mary, je veux toujours pouvoir croire qu'il aurait pu dire quelque chose d'intéressant sur la maladie, je veux croire que les autres peuvent existent sincèrement dans notre esprit, que les histoires sur nous peuvent raconter des histoires sur les autres. Mary aurait pu exister dans l'esprit de James.
Mais ce n'est pas ce que le jeu raconte. Mais, Mary n'existe jamais dans l'esprit de James. Il n'y a rien d'autre dans l'esprit de James que James lui-même.
Les différents monstres, les Mannequins, les Lying Figures, les Infirmières, tous sont des projections des angoisses psychosexuelles de James. Maria est une projection de James, et de son désir ambigu d'aller au-delà de Mary, tout comme son incapacité de chercher dans une nouvelle relation autre chose que ce qu'il avait connu avec elle. Pyramid Head est une projection de James, pourchassant et sacrifiant encore et encore Maria, torturant ce désir de passer à autre chose. Mary n'est jamais rien d'autre qu'une ombre ; comme j'essaierai de le montrer plus tard, la Mary de Silent Hill n'est rien qu'une projection de James.
L'intégralité de Silent Hill est la projection d'un esprit entièrement autocentré. Mary, Maria, Pyramid Head, tout est un objet pour James, le résultat d'une objectification par son esprit. Lorsque l'on interagit avec le monde extérieur, on réduit toujours la personne en face à une version partielle d'elle, ce que l'on connaît, que l'on peut un peut maîtriser, on l'objectifie. C'est inévitable, et on est objectifié en retour : une relation saine ne peut éviter l'objectification, elle demande à ce que l'on reste conscient que derrière la version objectifiée, il y a aussi l'autre, qu'iel peut être plus que cette version objectifiée. Rendre tout conforme à l'idée objectifiée qu'on s'en fait, c'est une pulsion de contrôle. C'est la sensation qu'on a souvent quand on parle aux hommes de leur relation avec des femmes, l'incapacité qu'ils ont de nous voir une existence complexe, au-delà de répondre à leurs attentes (ou, sinon, d'être un objet à rejeter radicalement). Et Silent Hill 2 nous présente un monde où tout est objet, tout est contrôle, il n'y a pas d'Autre dans l'esprit de James.
Mary aurait pu exister dans l'esprit de James. On aurait pu avoir la représentation de comment les autres habitent notre esprit, comme une force résolument étrangère, impossible à saisir et à contrôler, parfois douce et parfois inimaginablement violente. Silent Hill 2 aurait pu être un récit fantastique de la maladie et du couple, et exploiter ces visions-là pour façonner une horreur tout aussi marquante. Mais à aucun moment ce n'est le cas.
Les deux autres fins principales éclairent un peu plus le problème. Dans l'ending Maria, James repart avec Maria. C'est la conclusion logique de toute cette dimension du récit, celui d'un personnage féminin de plus qui n'a droit à aucune existence propre, indépendante, mais qui n'est qu'une projection de l'esprit et des désirs de James. Et la fin embrasse le fantasme - misogyne, si j'ai besoin de l'écrire en toutes lettres - de voir cette relation avec une femme parfaitement objet, parfaitement fruit de nos désirs, devenir réalité.
Dans Leave, James avoue à Mary qu'il la haïssait pour la part de sa vie qu'elle lui avait volé avec sa maladie, la laisse partir, les deux trouvent la paix, puis James repart avec Angela, comme un enfant qu'il aurait retrouvé. La fin, aussi savamment ambigüe que le reste du jeu, ne peint pas James comme un potentiel monstre : elle met au contraire tout en oeuvre pour le décharger de la culpabilité du meurtre, puisque Mary était résolue à mourir, et même désireuse d'en finir. Seulement, j'argumenterais une fois de plus qu'il faut lire nos histoires comme un arrangement de nos désirs, qui travaillent à façonner le monde qu'ils décrivent ; et, si elles offrent aux spectateurs un plaisir (un point sur lequel SH2 semble avoir bien réussi, rapidement devenu un jeu mythique), c'est celui de réaliser sous leurs yeux un monde dont ils rêvent secrètement, et de travailler à le réaliser dans la vraie vie. Et, ici, le fantasme qui s'exprime, une fois évacuée la maladie et recentré sur James (comme le fait le jeu), c'est que James tue sa femme par haine, que toutes les circonstances s'alignent pour le décharger de toute culpabilité, et qu'il finit par braver sa conscience pour oublier. C'est un rêve profondément haineux que le jeu déploie, et dans lequel il propose à ses joueurs de se repaître.
On pourrait tenter d'éviter l'accusation de misogynie en soulignant que le jeu fonctionne comme un genre de test de personnalité, et chaque fin tente d'éclairer le personnage de James et le récit du jeu sous un jours légèrement différent : celui d'un veuf rongé par la culpabilité et peut-être l'amour sincère pour Mary (In Water), celui d'un célibataire qui tente de passer à autre chose (Maria), celui d'un mari qui a tué sans scrupules sa femme après s'en être détaché et qui ne cherche plus qu'à effacer sa propre culpabilité (Leave). Le James de Leave et de Maria pourrait être cruel et détestable ; mais celui de In Water serait toujours resté sincèrement attaché à Mary, donnant un éclairage plus tendre à tout le récit.
Seulement, Leave éclaire bien mieux le reste de l'aventure, les angoisses qui y sont projetées et tout ce que le jeu a, en fait, raconté de James jusque-là : dans la conclusion, il accepte le fait qu'il avait complètement rompu tout lien émotionnel avec Mary, il était depuis le début face à ses propres démons, et le nom de Mary, déjà vidé il y a bien longtemps de tout rapport avec celle qui le portait, ne servait qu'à éviter les confrontations. Mary n'existait pas dans l'esprit de James. Et c'est ce James, décrit tout au long du jeu, qui choisit d'oublier et de partir, c'est ce James qui choisir de rester avec Maria, c'est ce James qui choisit de mettre fin à ses jours.
James est juste un bon gros connard. et le jeu ne cherche jamais à s'en distancier. le jeu se passe dans son esprit, adopte son point de vue, répète ses fantasmes.
J'adopte l'angle féministe pour aborder le jeu, mais ça peut être le point de départ d'une analyse plus large. La façon de concevoir les femmes ne concerne jamais que les femmes, mais le rapport à l'extérieur, à l'Autre ; Silent Hill 2 exprime plus largement la mélancolie d'un contrôle sur le monde, un désir d'être innocenté de la violence que cette mélancolie peut déchaîner. Cette sensation d'un monde devenant incohérent, sur lequel on perd toute prise, est largement répandu dans le cinéma japonais de l'époque, et on le voit s'exprimer au fil du temps dans le jeu vidéo - citons rapidement les Souls, une inversion presque totale du récit de JRPG, où l'on n'est personne, venant de nulle part, avec aucun monde à sauver, et où, quoi que l'on accomplisse, on ne fera que s'inscrire comme une étape d'un cycle déjà écrit par avance. Le récit (a)romantique du jeu de Konami donne juste à ces angoisses une réponse conservatrice, et intrinsèquement violente.
Je fais ici une analyse rapide et brutale du récit de Silent Hill 2, mais ce n'est pas pour en dénier toutes ses qualités. Le rythme lent, minutieux du jeu m'a fascinée ; les quasi 5-6h qui ouvrent le jeu, qui ne développent quasi aucun scénario et où on ne fait que progresser pas à pas dans le brouillard, poussant chaque porte, ouvrant chaque tiroir, sans même vraiment savoir qui on est ni ce qu'on vient chercher, c'est une introduction qui m'a autant marquée que lorsque j'avais vécu la même chose dans Silent Hill 1, une temporalité qui laisse briller toute l'épaisseur et le mystère que peut offrir le jeu et que je trouve systématiquement étouffée aujourd'hui. Le scénario brille parfois, la scène dans le club de strip-tease est (étonnamment) sweet, laissant à Maria un peu de mystère et de profondeur, touchant un peu de l'étrangeté qui habite les inspirations évidentes de Silent Hill (T*** P**ks), me donnant un peu d'espoir que Maria soit autre chose qu'une projection de l'esprit de James (raté).
Il aura laissé un héritage extrêmement précieux au survival-horror. Mais, avec cet héritage vient aussi la misogynie, une misogynie qui ne s'arrête pas aux personnages féminins et se déploie comme une vision du monde entièrement auto-centrée, incapable de la moindre communication, du moindre contact avec l'altérité. Depuis, le survival racontant l'histoire d'un mec rongé par la culpabilité et qui fait face à ses démons est devenu le trope le plus usé jusqu'à la moëlle dans le jeu vidéo ; chaque jeu veut être Silent Hill, et chaque jeu échoue, parce que, pour les quelques moments d'étrangeté sincère qu'il n'arrive pas à reproduire, il en reprend la misogynie profonde, et l'incapacité totale de parler du monde au-delà de la mélancolie d'un homme à ne pas avoir pu faire de tout ce qui l'entoure un objet. Ca fait juste des histoires chiantes.
Silent Hill 2 aurait pu être sauvé par le lesbianisme. Pas le lesbianisme comme idée abstraite d'un recoin du monde protégé du patriarcat, mais comme investissement concret dans la reconstruction de relations basées sur le toucher, le choc, le doux frottement contre l'Autre. Sauvé par le lesbianisme, il l'a été, et ça s'appelle Signalis. J'ai aimé Silent Hill 2, parce que chaque instant où j'ai aimé Silent Hill 2, et chaque instant où je l'ai détesté, m'a rappelé une chose :
à quel point Signalis est une oeuvre fantastique.